En écoutant Irfan m'est revenu en tête le conte du Sîmorgh. J'ai lu ce conte soufi il y a peu, sous la forme du récit théatrale
la conférence des oiseaux de Jean-Claude Carrière.
Sa symbolique:
"L’influence de la figure du Sîmorgh dans la mystique persane:
Le Sîmorgh est donc présent dans les écrits de nombreux grands mystiques, notamment dans Le Récit de l’Oiseau (Risâlat al-Tayr) d’Avicenne et l’épître du même nom d’Ahmad Ghazâli, ou encore dans Rawdâ al-fariqayn
d’Abul-Rajâ Tchâtchi.
Dans le récit d’Avicenne, l’oiseau symbolise l’âme préexistant au corps qui est ensuite emprisonnée par des
chasseurs dans la "cage" du corps matériel et oublie peu à peu son état libre originel. Toute la quête du mystique sera alors de se ressouvenir de sa nature première pour ensuite se libérer des entraves du corps et reprendre son envol vers son monde ; périple qui ne pourra s’effectuer sans la rencontre de son guide intérieur. L’oiseau est ici cette contrepartie céleste du moi terrestre qui l’invite à accomplir son ascension céleste ; son Mi’râj [4] personnel.
L’idée de l’oiseau-âme tombé en captivité et ayant perdu conscience de son état prééternel est également reprise dans les récits mystiques de Sohrawardî, dont Zabân-e murân (Le langage des fourmis). Dans le "Récit de l’archange empourpré" (’Aql-e Sorkh) du même auteur, le Sîmorgh incarne la figure de l’Esprit saint et de l’ange de l’humanité,
herméneute des mondes supérieurs devant guider chaque pèlerin dans sa quête et sa compréhension des hautes vérités spirituelles. Le Sîmorgh est donc ici la Face ou l’inter-face par laquelle le divin se manifeste à l’homme. Dans ce récit, Sohrawardî fait également une lecture mystique du Shâhnâmeh selon laquelle l’intervention du Sîmorgh transforme les héros de l’épopée héroïque en acteurs et pèlerins d’une épopée mystique et d’une renaissance spirituelle [5]. Comme nous l’avons précédemment évoqué, la naissance de Zâl symbolise désormais la descente de l’âme dans le corps puis sa quête pour s’en libérer progressivement et rejoindre "son" monde.
Dans un autre des traités de Sohrawardi intitulé Safîr-e Sîmorgh (L’incantation du Sîmorgh), il apparaît sous la
forme d’une huppe symbolisant l’âme de chaque pèlerin, invitant le moi terrestre à prendre son envol et à retourner vers la montagne du Qâf en abandonnant son plumage en ce monde, c’est-à-dire en se dépouillant de l’enveloppe matérielle du corps. "Son incantation parvient à tous, mais seul un petit nombre lui prêtent l’oreille. Toutes les connaissances dérivent de son incantation, de même que celle-ci est à l’origine de l’inspiration musicale comme aussi de tous les instruments de musique, lesquels ne font que la traduire." [6] L’expérience musicale est ici centrale et constitue une sorte de prélude à la "sortie de l’exil".
Dès lors, chez Sohrawardî, la consomption du Sîmorgh dans les flammes signifie la mort du moi inférieur et terrestre et la renaissance spirituelle dans le monde de l’âme, ainsi que l’embrasement de l’âme dans la lumière orientale des hautes connaissances spirituelles.
D’autres auteurs ont également eu recours au motif du Sîmorgh pour développer un symbolisme qui leur est propre. Ainsi, au XVe siècle, dans son commentaire du Golshân-e râz (La Roseraie du mystère) de Mahmoud Shabestarî, Shamsoddin Lâhidji assimile le Sîmorgh à l’ipséité divine absolue, tandis que la montagne de Qâf devient la réalité spirituelle de l’homme permettant à l’Etre divin de se manifester à lui sous forme d’épiphanie. Il évoque également que le Sîmorgh pourrait être l’esprit et la vérité gnostique de la religion incarnés par l’Imam, par opposition au "corps" de la montagne et de la religion littérale.
De même, dans la gnose chiite et plus particulièrement ismaélienne, le Sîmorgh et son lieu de résidence, l’arbre Tûbâ, ont été longuement médités et parfois considérés comme étant le symbole de l’Imam, Guide intérieur de chaque croyant lui révélant son moi profond et le lien indissociable l’unissant à son Créateur. Enfin, en soulignant que si le Sîmorgh ne descendait pas continuellement sur terre, "rien de ce qui existe ici ne subsisterait" [7], Sohrawardî rejoint l’un des aspects doctrinaux fondamentaux du chiisme qui fait de la présence, même cachée, de l’Imam la condition ultime de la permanence du monde terrestre.
L'histoire:
Mantiq al-Tayr de Farid al-Din ’Attâr:C’est cependant dans Le langage des oiseaux (Mantiq al-Tayr) de Farid al-Din ’Attâr que le Sîmorgh fit son apparition la plus remarquée. Le titre de l’ouvrage fait référence à un passage du Coran indiquant que le prophète Salomon avait
reçu le privilège de comprendre le langage des oiseaux, c’est-à-dire celui de toute la création et de l’être profond de l’ensemble des êtres vivants la composant : chacun devenait alors pour lui un livre ouvert révélant le secret intime de son être, permettant ainsi de déchiffrer tous les symboles et de percer les mystères de la création.
Cette histoire est une véritable épopée mystique qui retrace la quête d’oiseaux partant à la recherche de leur roi, le Sîmorgh. Partis par milliers, les oiseaux, qui typifient ici les pèlerins mystiques, voyagent durant de longues années dans des contrées à l’accès difficile. Beaucoup trouvent la mort au cours de leur pérégrination, dans des circonstances souvent dramatiques. A la fin de l’épopée [8], seuls trente oiseaux parviennent au terme de leur quête et peuvent contempler l’oiseau sublime. A ce moment précis et par un subtil jeu de mot, le Sîmorgh devient le miroir de ces sî-morgh ("trente oiseaux" en persan) qui découvrent en l’oiseau qu’ils cherchaient le secret profond de leur être. A ce moment-là, comme l’a finement analysé Henry Corbin,
"lorsqu’ils tournent le regard vers Sîmorgh, c’est bien Sîmorgh qu’ils voient. Lorsqu’ils se contemplent eux-mêmes, c’est encore Sî-morgh, trente oiseaux, qu’ils contemplent. Et lorsqu’ils regardent simultanément des deux côtés, Sîmorgh et Sî-morgh sont une seule et même réalité. Il y a bien là deux fois Sîmorgh, et pourtant Sîmorgh est unique. Identité dans la différence, différence dans l’identité".
On retrouve ici le concept d’آme du monde étant identique à ses membres tout en se manifestant à chacun d’eux de façon différente. La quête du Roi se confond alors avec celle de la totalité du soi, qui passe par la redécouverte de sa dimension spirituelle.
Ici encore, la connaissance du Sîmorgh permet de découvrir son moi spirituel et donc de se connaître soi-même : les sî-morgh réalisent qu’ils sont et font partie de l’éternel Sîmorgh. On y retrouve une constance de la mystique persane, où la quête du transcendant amène à la connaissance de soi et à la découverte du lien fondamental unissant la créature à son Créateur. A ce titre, Corbin effectue même un parallèle entre le dénouement de cette épopée mystique et la pensée de certains grands mystiques occidentaux comme Maître Eckhart qui, dans le même sens, affirmait que
"Le regard par lequel je Le connais, est le regard par lequel Il me connaît". Le motif central du miroir est de nouveau présent ; la contemplation du reflet de la divinité dans sa propre âme livrant le secret et donnant l’ultime clé d’accès à la cité intérieure de l’être.
Le Sîmorgh incarne ici le mystère de la divinité à la fois si lointaine et si proche, miroir de nos propres âmes, et que le pèlerin n’atteindra qu’après avoir triomphé de nombreuses épreuves. La transformation du Sîmorgh en "sî-morgh" confère à l’oiseau un nouveau sens mystique qui servira par la suite de base à des méditations innombrables au sein des
milieux gnostiques.
Le Sîmorgh, le Phénix et la tradition chrétienneLe Sîmorgh a été maintes fois comparé à d’autres oiseaux fabuleux présents dans les cultes ou traditions de nombreuses civilisations tels que le Fenghuang chinois, le Zhar-ptitsa russe, le Ghoghnus arabe, ou le Homa persan. Cependant, c’est du Phénix, oiseau fabuleux doté d’une grande longévité et qui doit d’abord se consumer pour pouvoir ensuite renaître de ses cendres, qu’il a le plus été rapproché. A l’instar du Sîmorgh, il symbolise une nouvelle résurrection par la mort et a souvent été identifié à la colombe de l’Esprit saint, symbole de l’intelligence agente ou du guide intérieur. Même si ces deux créatures ne peuvent être totalement assimilées l’une à l’autre, la présence de traits communs rendent néanmoins possibles certaines comparaisons particulièrement enrichissantes pour le domaine de la
mystique comparée.
Le Phénix était déjà présent chez les Grecs ainsi qu’en ancienne Egypte où il existait sous le nom de Bénou, oiseau
mystérieux qui n’apparaissait que tous les cinq siècles aux hommes à l’occasion de sa mort et de sa résurrection à Héliopolis (ou "Cité du soleil"). Il symbolisait le soleil levant et était étroitement associé avec le Dieu du soleil Râ.
Dans les représentations qui en ont été faites en Europe durant le Moyen Age, il prend la forme d’une sorte
d’aigle au plumage rouge, (d’où son nom venant de "phénicée" qui, en grec, signifie pourpre) [10]. Selon les sources de cette époque, il vivrait jusqu’à 500 ou 1461 ans pour ensuite préparer un bûcher au sein duquel il s’immole pour renaître de ses cendres trois jours après sous la forme d’un jeune Phénix.
Il est mentionné dans l’Ancien Testament, notamment dans le livre de Job où il est écrit : "Je me disais alors : "Je mourrai dans mon nid comme l’oiseau Phénix, et revivrai longtemps. Je suis comme un arbre qui a le pied dans l’eau ; la
rosée de la nuit rafraîchit mes rameaux. Je pourrai retrouver un prestige tout neuf, et ma force d’agir comme un arcbien tendu"" (Job 29:18).
Dans la mystique chrétienne, le feu dans lequel il brûle pour renaître symbolise l’accès aux hautes connaissances permettant la régénération du corps et de l’âme. Il est en outre le seul oiseau à pouvoir regarder le soleil en face, c’est-à-dire à accéder aux hautes connaissances mystiques en libérant son âme de la mort dans ce feu de vie éternelle. Pour le christianisme, il symbolise donc la résurrection après la mort et fut parfois associé à celle du Christ. En outre, dans certains récits mystiques chrétiens, le Phénix symbolise l’âme ou l’être céleste de chacun se consumant pour renaître à son propre monde, symbolique rejoignant parfaitement celle des récits de Sohrawardî.
Il est également intéressant de souligner que dans le folklore juif, il est le seul animal à ne pas avoir rejoint Adam après que ce dernier ait été banni et exclu du Jardin d’Eden.
Dans le Parzifal de Wolfram von Eschenbach, grand poète épique allemand du XIIIe siècle, cette âme-Phénix se trouve irrésistiblement attirée par le Graal [11] - motif que nous retrouvons dans la mystique iranienne sous la forme de jâm-e
jam -, revêtant ici l’apparence d’une pierre, grâce à laquelle le Phénix réalise sa transformation physique et spirituelle : "C’est par la vertu de cette pierre que le Phénix se consume et devient cendres, mais de ces cendres renaît la vie. C’est grâce à cette pierre que le Phénix accomplit sa mue pour reparaître ensuite dans tout son éclat, aussi beau
que jamais."
L’idée d’une consomption comme prélude indispensable à l’accomplissement d’une seconde naissance spirituelle est récurrente chez de nombreux mystiques persans dont Jalâl el-Din Rûmi, et évoquée dans de nombreux textes religieux dont le célèbre hadith prophétique "mourez avant de mourir".
http://www.teheran.ir/spip.php?article242
Résumé de l'historie ici:
http://www.teheran.ir/spip.php?article1167
"Le soleil de ma majesté est un miroir. Celui qui se voit dans ce miroir, y voit son âme et son corps".
"La conférence des oiseaux" de Jean-Claude Carrière.
Se voir dans tout ce qui est ?